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Tâhereh lève le voile ! Vie et œuvre de Tâhereh, la pure (1817-1852)
Tâhereh lève le voile ! Vie et œuvre de Tâhereh, la pure (1817-1852)

« Vous pouvez me tuer quand vous voulez,

    mais vous ne pouvez pas empêcher l’émancipation des femmes. »

    Tâhereh

Poèmes choisis et traduits du persan par Jalal Alavinia en collaboration avec Thérèse Marini

Préface de Farzaneh Milani  postface de Foad Saberan

Editions L'Harmattan 

Avant-propos

Sur les ailes de l’imagination

   Les femmes iraniennes, légendaires ou réelles, ont éclairé l’histoire millénaire de l’Iran par leur beauté, courage, intelligence, sagesse, et par leur passion pour la liberté et la justice, comme des étoiles qui brillent dans une nuit aussi noire que leurs yeux. De Wis, héroïne du chef-d’œuvre préislamique de F. A. Gorgani, à Simine Behbahani, immense poétesse qui à elle seule représente les meilleures valeurs de la culture iranienne, et qui vient de nous quitter (le 19 août 2014), elles ont toutes essayé de conquérir de nouveaux espaces de liberté pour elles-mêmes et pour leurs compatriotes et aussi de revendiquer la justice et la paix. Si dans la réalité elles n’ont pas encore réalisé leurs rêves, elles ont recréé leur monde idéal sur les ailes de l’imagination, dans leurs poésies, leurs romans ou leurs films.

   Wis, prototype des femmes libres, exemple et source d’inspiration pour beaucoup de femmes poètes et écrivains, prend en main son destin, se sépare d’un mari imposé, choisit l’homme de sa vie, poursuit une vie amoureuse et passionnée et se lance dans une correspondance littéraire avec son amant. Dès ce premier portrait de femme libre, elle est caractérisée non seulement par sa beauté physique, mais surtout par son intelligence, sa culture, ses savoirs, son courage et son autonomie. 1

   Toutes les femmes de Ferdowsi dans son œuvre monumentale, Shâhnâmeh, partagent cette représentation typique. Ferdowsi glorifie souvent le rôle et l’action de ses héroïnes et les admire pour leur audace et leur liberté d’esprit. Les femmes de Nezami, autre grand poète persan, auteur du Pavillon des Sept Princesses, comptent parmi les femmes légendaires les plus admirables de l’histoire littéraire iranienne. « ... ses héroïnes humaines prennent toute l’initiative de l’action, se jouent des contraintes sociales, franchissent les barrières culturelles, pour influencer, de derrière le voile, le comportement de leurs hommes, si souvent présentés par le poète comme indécis et confus. Ce sont elles, toujours, qui initient les hommes pour leur montrer le chemin de la sagesse... Les femmes de Nezami arrivent toujours à leurs fins. »2

   Cette idéalisation de la femme ou cette aspiration à présenter les traits désirables d’une femme idéale trouve sa traduction dans les contes les plus célèbres de l’Orient, Les Mille et Une nuits. Chahrzâde, héroïne persane de ces contes, est définie exactement comme les personnages littéraires de Gorgani, Ferdowsi et Nezami. Elle est non seulement belle, mais aussi intelligente, cultivée et savante. Elle assume le rôle d’initiatrice d’un roi tyran et assassin, et aussi celui de sauveur de toutes les femmes de son royaume. « Il [le ministre du roi et père de Shahrâzâd] avait deux filles d’une très grande beauté, bien prises et de taille achevées. L’aînée s’appelait Shahrâzâd, la jeune Dunyâzâd. La première avait dévoré bien des livres : annales, vies des rois anciens, histoire des peuples passés, ouvrages de médecine. On dit qu’elle avait réuni mille livres touchant à ces peuples, aux rois de l’Antiquité et à leurs poètes. »3

   Savourons maintenant la description d’une femme iranienne, mais cette fois réelle, par le plus grand mystique de l’Orient arabe, Ibn Arabî, lors de sa visite « à La Mekke en l’an 598 » de l’hégire, auprès d’un notable d’origine iranienne, « Abû Shujâ Zâhir, fils de Rostam b. Abî ar-Rajâ d’Ispahan ».

   « Ce shaykh... avait une fille vierge, jeune et svelte, au regard envoûtant, remplissant de grâce les réunions et les assistants, jetant l’émoi chez ceux qui la voyaient. Son nom est Nizham, Harmonie, et son prénom ‘Ayn ash-Shams wa-al Bahâ, la source du Soleil et de la Splendeur.

   « Elle se trouve au nombre des adorateurs, des savants, des dévots et des ascètes, la vénérable (shaykha) exerçant son influence sur les deux villes saintes (de la Mekke et de Médine), elle est la culture même du Pays sûr et illustre, sans aucune exagération !

   « Fascinant est son regard, irakien son charme ! [Notre cher Ibn Arabî aurait voulu  dire sans doute : iranien ! NDT] Prolixe, elle décourage ! Concise, elle est d’une éloquence sans pareille !... »

   « S’il n’y avait eu les âmes pusillanimes à la susceptibilité épidermique et pleines d’intentions malveillantes, j’aurais, dans cet exposé, décrit la beauté et les vertus que Dieu a déposées en elle qui sont comme des jardins d’une fertilité sans pareille. Soleil parmi les savants, verger parmi les lettrés, tabernacle scellé, perle médiane au collier précieux harmonieusement disposé, unique en son temps, illustre en son siècle, débordante de générosité, sublime d’aspiration, souveraine en son domaine, distinguée dans ses séances ! Tihâma (La Mekke) par elle ruisselle de lumière, et les fleurs des jardins s’épanouissent à son approche. Elle répand les fragrances des connaissances avec les finesses et les subtilités qui leur sont propres. Son comportement est conforme à sa science. Elle est imprégnée de l’onction de l’ange et possède la fermeté du prince. »4

   Plus proche de notre époque, citons les noms de trois grandes poétesses, Parvine Etessami, Forough Farrokhzad et Simine Behbahani, qui ont incarné l’essentiel de cette description historique de la femme iranienne exemplaire. Elles et beaucoup de leurs contemporaines poétesses et écrivaines, y compris une poétesse mystique du dixième siècle, Rabia Balkhi, ont souvent connu le même sort et enduré les mêmes souffrances : mariage forcé, mauvais traitement, discrimination, séparation, solitude, diffamation, suicide et même assassinat. Pourtant elles ont toutes essayé autant qu’elles le pouvaient d’exprimer leurs souffrances mais aussi leurs aspirations pour un monde meilleur.

   Tâhereh Ghorratol ’Ayne (1814-1852), ‘objet précieux’ ou plutôt sujet suprême de ce volume, est l’incarnation véritable de la femme exceptionnelle telle qu’elle a été présentée dans la littérature et telle qu’elle a été dans la vie réelle. En lisant dans ce volume les récits de nombreux orientalistes, historiens, écrivains, romanciers et ceux de ses partisans, le lecteur verra qu’elle « a à elle seule tout ce que toutes les autres Belles Dames possèdent ! »

  Alors qu’il y a une littérature assez riche et abondante sur la vie et l’œuvre de cette poétesse iranienne du XIXème siècle dans le monde anglo-saxon, surtout aux Etats-Unis, il n’y a que deux ou trois ouvrages la concernant en France. Dans son pays natal, où elle a été littéralement étouffée (assassinée) par le pouvoir politique de l’époque, les références la concernant ont été supprimées dans les ouvrages littéraires et historiques. Une petite note et un des ses poèmes sont insérés dans les deux volumes de Yahya Arianpour, De Saba à Nima, consacrés à l’histoire de la littérature du XIXème siècle. Pourtant elle a été chantée par le plus grand chanteur iranien, M.R. Shadjarian.

     Shahrnoush Parsipour est la première écrivaine à célébrer, d’une manière anonyme, la mémoire de Tâhereh dans son roman Touba et le sens de la nuit, un best-seller à l’époque du Châh en Iran, et traduit récemment en anglais aux Etats-Unis. Elle a souvent abordé le cas de Tâhereh dans les médias et dans des conférences sur Tâhereh depuis qu’elle s’est exilée aux Etats-Unis.

   Farzaneh Milani est l’une des rares chercheuses ayant consacré ses efforts à l’écriture d’une biographie complète de Tâhereh dans son premier ouvrage paru en anglais aux Etats-Unis en 1992, Words and Veils (Mots et voiles), reprise plus détaillée et plus approfondie dans son ouvrage récent Words not Swords, Les Mots sont mes Armes, paru en 2012 aux Etats-Unis et en 2013 en France aux Éditions Lettres Persanes. Le texte abrégé de sa biographie introduit la présente édition.

   Last but not least, l’évènement littéraire le plus important à propos de Tâhereh a été la publication du roman de Bahiyyih Nakhjavani, La femme qui lisait trop, traduit de l’anglais et publié en 2007 aux Éditions Actes Sud. C’est un roman historique d’un style novateur et d’une originalité remarquable, un véritable travail de recherche sur l’époque des Ghâdjârs et une analyse psychologique très fine des personnalités impliquées dans le meurtre de la poétesse.

 

***

   L’ouvrage que nous présentons ici aux lectrices et aux lecteurs francophones a pour but de compenser la rareté des ouvrages littéraires et historiques en France touchant à la vie et à la poésie de cette iranienne exceptionnelle du XIXème siècle. Ce volume inédit dans le monde francophone comprend essentiellement vingt-cinq poèmes choisis parmi de nombreuses pièces dispersées dans les documents du mouvement bâbi et bahâï ainsi que dans les compilations anglophones publiées aux Etats-Unis. Il y a beaucoup de doutes sur le nombre et l’authenticité des poèmes de Tâhereh. Nombreux sont les poèmes attribués à la poétesse, mais contestés par les érudits et chercheurs. En outre, certains de ses poèmes sont écrits en arabe, ou mélangent le persan et l’arabe, ou encore présentent un caractère ésotérique et inaccessible pour les lecteurs d’aujourd’hui. Nous avons préféré traduire les poèmes directement du persan, essentiellement des poèmes d’amour mystique, mais nous avons aussi consulté les traductions anglaises de sa poésie.

    La poésie de Tâhereh constitue le cœur de cet ouvrage, car nous avons voulu faire connaître la contribution littéraire de Tâhereh à la poésie persane, un aspect de sa personnalité peu connu même de ses compatriotes iraniens. C’est vrai que Tâhereh, par sa démarche idéologique s’éloigne de plus en plus des dogmes religieux dominants de son pays, mais dans son œuvre littéraire elle reste héritière des traditions de la poésie mystique persane, en y introduisant pour la première fois un regard de femme !

   Dans les poèmes choisis ici, amplement annotés par nos soins, les liens entre sa poésie et celle des grands poètes du passé comme Mansour Hallâdj, ‘Attar, Hâfez et Rûmî sont évidents. Dans ces notes, nous avons voulu démontrer que Tâhereh emploie toutes les notions principales de la mystique iranienne pour exprimer ses idées.

   L’originalité de sa poésie réside d’abord dans l’inversement du rapport classique entre l’amant et l’aimé, car ici il s’agit plutôt d’une relation entre une amante et son bien-aimé, une démarche audacieuse de la part d’une femme qui exprime ses passions et ses désirs d’une manière sensuelle et parfois même érotique. Elle introduit aussi quelques innovations au niveau de la forme du Ghazal (ode mystique) et surtout dans le traitement des thèmes et des sujets de son temps. Elle est très touchante dans l’expression de ses souffrances comme Etessami, Farrokhzad et Behbahani, mais elle est également combative et revendicative dans l’expression de ses aspirations pour la liberté, l’égalité, la justice et la paix.

   Ce n’est pas un hasard si Mohammad Eghbal, le grand poète pakistanais de langue persane, dans son ouvrage Djâvid Nâmeh, (Le Livre de l’Eternité) place Tâhereh au rang des poètes comme Hallâdj et Ghâleb. « Prends garde ! Ghâleb, Hallâdj et la Dame de la Perse ont provoqué des tumultes dans l’âme du harem ! »    

     

   Les différentes parties qui renforcent le cœur de notre ouvrage sont destinées à présenter un portrait de la poétesse, à la situer dans le contexte historique de son temps, à informer les lecteurs du sort de ses compatriotes opprimés en Iran,  et enfin à faire connaître les appréciations des observateurs proches et lointains de sa vie et de son œuvre.

   La poésie de Tâhereh est donc précédée de sa  biographie par Farzaneh Milani : de larges extraits tirés de son ouvrage, Les mots sont mes armes. Elle est suivie de notre article sur l’époque des Ghâdjârs, ainsi que de la postface de Foad Saberan : hommage rendu à la mémoire de Tâhereh et appel à nos consciences pour que nous soyons vigilants à l’égard du sort tragique que subissent ses compatriotes bahâïs en Iran. Enfin, suivent de nombreux témoignages des orientalistes, notamment ceux du comte de Gobineau et E. G. Browne, un document historique rédigé quelques années après la mort de Tâhereh par l’un des partisans du mouvement bâbi, La Chronique de Nabil, et l’hommage de Mohammad Eghbal à Tâhereh. 

    En signe de gratitude envers Bahiyyih Nakhjavani, j’aimerais terminer cette note par une citation de la postface de son roman qui m’a convaincu de la nécessité d’entreprendre la présente édition. Tâhereh Ghorratol ‘Ayne « est sans doute l’unique figure féminine dans l’histoire de la Perse dont les traits ont été gravés dans la pierre. Mais sa vie dramatique, sa mort injustifiable, son éloquence intrépide et son idéalisme intense ont laissé dans l’âme de son pays des traces bien plus profondes. Contrairement à la majorité des Iraniens, qui soit ignorent tout d’elle, soit ont accordé foi aux dénonciations dont elle a été la cible de la part des religieux, j’ai été inspirée dès l’enfance par cette femme du XIXème siècle qui, il y a cent- cinquante ans, a rejeté le voile. Ce roman lui est dédié parce que je la considère comme un modèle pour les femmes d’aujourd’hui, une légende pour notre temps. »5

Jalal Alavinia

 

1. Fakhré-aldin-Assad Gorgâni. Wis et Râmmin. Traduit du persan par F. Brélian-Djahanshahi. Imago, 2011.

2. Nezami. Le Pavillon des Sept Princesses. Traduit du persan et annoté par Michael Barry. Gallimard, 2000. P. 604. 

3. Les mille et Une Nuits. Texte traduit, présenté et annoté Par Jamel Eddine Bencheikh et André Miquel. Gallimard, 2005. P. 11.

4. Ibn ‘Arabî. L’interprète des désirs. Présentation et traduction de Maurice Gloton. Albin Michel, 1996. PP. 47-50.

5. Bahiyyih Nakhjavani. La femme qui lisait trop. Roman traduit de l’anglais par Christine Le Beauf. Actes Sud, 2007, P. 397.   

 

 

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